mercredi 22 juin 2016

L'immobile

Un homme immobile. Une rue à Bruges. Ce n'est qu'un inconnu. 
1.
Il s'est réveillé brutalement après une nuit sans rêves. En ouvrant les yeux, il ne savait pas où il était. Il ne savait plus bien non plus qui il était. C'était une chambre inconnue, de son lit il voyait la fenêtre et, en contrebas, de l'eau. Une chambre inconnue, à l'étage, au bord de l'eau. Du silence.
Un instant il a pensé, quatre mois, non, cinq mois déjà, mais cette pensée a disparu presque aussitôt.

Il a levé le bras gauche pour voir l'heure mais il n'avait pas de montre. Plus de montre ? Il s'est demandé s'il en avait possédé une. Il n'y avait rien sur la table de nuit, pas même ses lunettes. Il est resté longtemps allongé sur le côté à fixer l'eau. Le mouvement de l'eau.

Même l'eau en bas lui semblait floue, des tâches sombres, du mouvement, du brouillard autour. En se penchant un peu, il pouvait transformer l'image, faire apparaître disparaître une ville posée en bas.
Il referma les yeux. Il aurait pu respirer tranquillement mais la surprise de ce réveil lui faisait battre le cœur et il dut reprendre son souffle.

Son poignet familier juste là, l'odeur familière au creux du coude, sa main, ses doigts les mêmes, les siens, ceux d'avant, familiers, oui. Les ongles un peu plats et légèrement striés, la peau éraflée sur le pouce, une griffure qui descend vers l'intérieur de la paume. Il regarde le plafond, s'assied dans le lit et tourne la tête. A droite, à gauche, des courbatures là. Il s'étonne de s'être couché tout habillé. Froissé, froissé de partout il est.

Des chaussures au pied du lit, posées soigneusement l'une à côté de l'autre. Des chaussures neuves. Il ne se rappelle pas les avoir portées.
Il se demande, les pieds sur le parquet au pied du lit, alignés sur les chaussures. Regarde par la fenêtre en contrebas. De l'eau noire.



2.
Plus tard il est dans une rue, debout immobile. Il regrette d'avoir perdu ses lunettes. Il se tient là.
Il marche un peu, il s'arrête et oublie, ensuite il est ailleurs, debout immobile, fait quelque pas. S'efface, s'éveille, s'efface.

S'éveille et écoute. Guette.
Ce n'est pas qu'il n'y ait personne. La ville est déserte mais il sent qu'elle est habitée, tout est silencieux mais très loin il entend le bruit de la circulation. Il y a des oiseaux de mer. Des voix étouffées qui tombent des fenêtres ouvertes. Le cliquetis de la chaîne d'un vélo qu'on laisse glisser sur les pavés sans pédaler. Le vent qui agite les antennes sur les toits, un volet mal fixé, des pas au coin d'une rue, des talons hauts qui claquent, un canot sur le canal.
Les vagues qui clapotent contre les quais comme des draps mouillés sur une corde.


Parfois, il croise un cycliste. Et un autre. De loin les cyclistes, pas besoin de s'écarter, rien à faire attention. Un qui s'éloigne, une autre qui vient vers lui. Qui le dépasse sans se retourner. Des passants aussi, mais loin. Trop loin pour qu'il les reconnaisse.
Des passants, un, deux, un autre après, et un encore. Personne qui se retourne vers lui. 


Il pourrait prendre un vélo, il pense. Rouler lui aussi, s'éloigner. Aller ailleurs, sortir de la ville, voir du pays. Voir des vaches, il pense. Abandonner le vélo sur un chemin, marcher dans les sous-bois, prendre un train, rentrer chez lui.

Des passants encore, là-bas. De toute manière, il sait qu'il ne les connaît pas. Qu'il ne reconnaîtra plus personne, personne de connu ici, personne de familier, personne d'ami.
Il n'attend personne. Peut-être que c'est ce qu'il avait voulu après tout. Il ne se souvient pas.


3.
Il se réveille une fois de plus sans se rappeler s'être endormi. Cette fois-ci il est dans la pénombre d'une pièce sans fenêtre. Il se tient debout et il écoute. Il se réveille debout en train d'écouter. Éveillé il cherche d'où vient ce qu'il entendait, plus une vibration qu'une voix. Comme quelqu'un qui chantonne mais très loin, ailleurs. A bouche fermée un son qui monte et descend, tantôt plus aigu tantôt plus grave, pas très juste, répétitif. Quelqu'un qui chantonne, loin, tout seul, comme on chantonne quand on est seul, quand on est sûr que personne ne vous écoute.
Il tourne la tête pour chercher le son mais il n'y a rien là où il est, dans cette pièce c'est le silence, une vibration très loin, ailleurs. Après la porte là où l'obscurité commence. L'ombre dans la pièce et, après la porte, comme de l'encre opaque.

Il se met en marche, il avance dans le noir, un labyrinthe de murs autour de lui. Il se guide avec les doigts en marchant comme un aveugle. Des murs à droite, à gauche, des murs là où il ne pensait pas que.

Ensuite, c'est comme si une fenêtre s'ouvrait dans le noir. Ouverte et tout de suite immédiatement vraiment tout de suite fermée. Il voit — il voit. Il pense que c'est une femme. Il y a aussi une petite fille. Il voit mais il ne les connaît pas. La fenêtre se referme et il sait qu'il les a vues. Il sait qui il a vu. Il ne les connaît pas mais il pourrait leur donner un nom.
Leur inventer des noms.
Il ne les connaît pas, il ne les a jamais vues. Avant, il ne les avait jamais vues. Il sait qu'il les a vues, là, entièrement, et il sait qui il a vu. Il croyait ne pas les connaître mais il les connaît. Il pourrait leur donner un nom.
Il ne préfère pas.


4.
Il est ailleurs. Il ne sait pas combien de temps a coulé sur lui. Il ne sait rien de là où il se  trouve. De nouveau il s'est réveillé, debout dans le vide. Debout dans l'obscurité. Dehors ? Dedans ? Il fait très noir. Noir comme jamais, noir comme nulle part il n'a vu le noir. Noir comme dans les rêves, comme la nuit quand on a peur. Il avance la main sans savoir et attrape la poignée métallique qui se tient devant lui. Il tire, il ouvre un tiroir et la lumière s'allume.
Non. Il ouvre un tiroir et le tiroir est plein de lumière. Ce qu'il y a dans le tiroir, il peut le toucher.
Il peut le prendre.

Il passe un doigt sur la cire. Un enfant, un autre enfant, encore un enfant. La cordelette toute fine pour les suspendre au-dessus du lit, il la tourne entre ses doigts. Ses mains lui brûlent. Des enfants de cire blanche qui pourraient fondre sous ses doigts. Il se demande où il est. Des enfants nouveaux-nés tous identiques, sortis d'un même moule.
Qu'ai-je à voir avec ces enfants, il pense.
Il voudrait fermer le tiroir mais le tiroir résiste.
Et encore une corde et toutes ces dents de cire, alignées dans la lumière qui monte. Des dents, des dents, des dents. Lèvres, langue, dents.
 





L'épingle dans les langes, la dent enracinée dans l'épingle, le regard vide de la poupée. Il passe le doigts sur le visage informe, trou noir œil, trou noir bouche, joues de grosse toile, corps sans mouvement. Poupée prisonnière de ses langes, une épingle, une dent, cette douleur —
Les jambes cassées des enfants de cire. Les enfants pris de convulsion, la fièvre qui les secoue et les brise, la secousse qui tord et les relâche. Il voudrait fermer —

Un objet encore, qui fait peur. Qui lui fait peur.
Il referme, vite vite, le tiroir.


5.
Tous ces jours-là, toutes ces nuits, d'autres objets se montrent à lui.

Il est dans une pièce, il entend ces bruits, des souris peut-être, il pense, des souris. Il se retourne et ils sont là, ces objets. Il lui faut les regarder longtemps avant de les reconnaître. Il ne comprend pas pourquoi ils viennent. Il ne comprend pas où il est. C'est comme s'il était entré dans le rêve d'un autre. Comme s'il se promenait dans le rêve d'un autre. Dans le sommeil d'un rêveur inconnu.
Il se dit qu'il est las de tout. Il se rappelle qu'il était las de tout.


6.
Ses mains tremblent, il tourne le dos aux objets et sort de la pièce, dehors il fait plein jour et il voudrait courir. Cette fois, il se voit sortir de la maison. Il sort, il ferme la porte derrière lui, il la claque derrière lui avant de se demander s'il a la clef  — mais à quoi bon, il n'y a rien qui tienne à lui dans cette maison.
Le brouillard monte du canal, il prend le quai et remonte vers la ville. Il veut monter à la tour, voir au loin, justement aujourd'hui, voir la ville entière prise dans le brouillard, voir les champs pris dans le brouillard, voir la mer au loin grise dans le brouillard.
Voir le port, les bateaux peut-être.
Partir.

Alors il marche droit devant lui. Il passe au-dessus du canal, il traverse la place, il cherche la tour des yeux. A ce moment-là, pendant un instant, il sait qu'il est à Bruges. Ensuite il ne sait pas. Tout ça n'a pas d'importance. Il perd de vue la tour, il oublie qu'il voulait monter, il oublie qu'il voulait partir.
Il marche.
Il s'arrête aussi.
Il reste à regarder l'eau, les reflets dans l'eau. Les maisons plus vraies dans leur reflet, plus vraies qu'à l'air libre, des maisons d'eau que dans une autre vie il aurait voulu habiter.




7.
Il tourne la tête et voit la lumière derrière la verrière de l'église. Il ne se souvient pas y être entré, il est assis sur une petite chaise paillée dans la nef, il renifle l'odeur de l'encens  — ce mot, encens, il s'en rappelle.
Un arbre dehors. Il se rappelle combien il aime les arbres.
Frère arbre, viens ici, il pense.

L'arbre se balance derrière la verrière.


8.
Il referme le tiroir. Ne plus voir ces larves de cire.
Il ferme le tiroir. Clac.
Il croit être dans le noir mais la lumière est restée hors du tiroir comme une tache imprimée sur sa rétine. Une tache blanche dans son champ de vision.
Une tache blanche dans son champ de vision, et elle bouge. Elle se déplace. Il attend. Il aurait pu respirer tranquillement, il aurait pu. Il a un peu peur d'abord et puis il sourit.

Il sourit à ce qui vient, une main, une toute petite main comme une main d'enfant qui grimpe sur sa manche. Une main de petite fille. Une petite fille qu'il ne connaît pas, une petite fille qu'il n'a jamais vue.

La main remonte lentement, du bout des doigts.
Ensuite elle s'éteint.



9.
Il attend qu'elle revienne. Parfois la nuit, quand il sommeille, il sent les doigts qui marchent sur sa nuque. Il se retourne alors et appelle à voix basse, il essaie des prénoms, il essaie des noms comme des poèmes, il essaie les sons comme des chants.
Parfois, la petite main dansante revient.

Une fois, apparition, l'enfant tout entière se révèle. Puis s'évanouit.
Il l'imagine anglaise, il l'imagine rousse, il l'imagine, un visage de constellation, les yeux brillants dans la voie lactée.

Après, il l'oublie comme il oublie tout maintenant.


10.
Des jours et des nuits qu'il est dans cette ville.
Un soir, il est dans une rue, il se rappelle d'une fille, il ne se souvient pas de son nom mais il se souvient d'elle. Là alors qu'il marche dans ces rues qui plongent dans la nuit, son visage lui apparaît. Il marche, il marche, la nuit vient et il pense, il pense à cette fille et le visage arrive, un visage plein d'ombre qui s'arrête devant lui dans cette rue.

Le visage disparaît ensuite, il n'essaie pas de le retenir. Il disparaît, c'est comme s'il n'y avait rien eu, jamais rien eu. La jeune fille n'a jamais existé peut-être.

Ou plutôt si. Elle a existé. Vécu. Parlé. Parlé avec lui. Il se souvient de sa voix. De ses lèvres. S'il voulait, il pourrait se souvenir de son nom.

Mais il préfère ne pas.


11.
La nuit descend sur le canal et il est perdu.

Maintenant il cherche le nom de la jeune fille et il est perdu. Il marche et il ne sait plus par où il doit passer pour rentrer. Il sent qu'il ne reconnaîtra ce soir ni le canal ni la rue ni la maison. Cette maison où —
Il sait qu'il doit marcher le long de ce canal, marcher et à un moment, rapidement, tourner.

Le passage est à peine visible, il suffit d'un pas de trop et il le manquerait. Marcher le long du canal, puis une courbe, une rue à traverser peut-être et, juste avant le pont, une coupure dans la ville. C'est là.



12.
Quand il se réveille, il est dans une salle. Assis. Des voix derrière lui dans la pièce, des voix de femmes qui parlent entre elles très bas, en riant de temps à autre, des voix étrangères qui parlent une langue qu'il ne connaît pas. Il est assis et il ne se retourne pas. Des chuchotis, un rire, une autre voix qui murmure, trainante et un peu rauque et cette autre, aiguë et vive. Des rires encore, des soupirs, quelque chose comme de l'eau qui coule et roule sur les pierres.

Dans la glace, il y a la lumière du dehors qui s'étire jusqu'à lui. Il sait qu'il est encore dans le labyrinthe.

Il se retourne pour les voir. Elles.


Leurs mains posées devant elles qui s'élèvent et volent vers lui.

Il voudrait trouver des mots pour elles.
Les noms, il les leur a déjà donnés tout bas.


13.
Il sursaute. Il était là-bas et le voilà arrêté au pied d'un mur dans la lumière du jour. Il voit le cycliste arriver. Quand ils se croisent, le cycliste crie quelque chose vers lui, quelque chose comme Hey ! ou comme Ça fait longtemps ! ou peut-être Ah ! Tu es là ! ou, non, juste Attention mais lui ne répond pas, il reste immobile sur ce coin de rue. L'homme va vers la maison en face sans se retourner et descend de sa bicyclette d'un mouvement souple des jambes, des hanches, des bras. Ses cheveux blancs devant le mur blanc et le vélo qu'il appuie là. Et lui, il se dit qu'il pourrait traverser le petit pont, marcher à sa rencontre et lui dire à son tour — lui dire  —


Il reste là sans bouger. Il pense, je ne bouge pas. Cette fois, je ne bouge pas. Le soleil glisse derrière les nuages, il y a des voitures, un bus, des gens même, tout ce bruit à ce moment dans la ville mais lui pense juste, je ne bouge pas. Il écoute le violon.

Lui il ne bouge pas mais les musiciens s'avancent vers lui. L'homme s'approche sans lâcher son instrument, violon, trompette, qui sait — la femme bat du tambourin contre sa cuisse, ils lui sourient. La ville bouge mais lui ne bouge pas. Les musiciens bougent, les gens dans la rue bougent mais lui ne bouge pas.

La femme a un accent lointain, une voix d'ailleurs, elle lui dit — pour la musique monsieur — et lui, il met la main dans sa poche et en sort une pièce. Elle le regarde droit dans les yeux au moment où la pièce tombe dans le tambourin, elle lui dit  — merci — et elle dit aussi — on voit que vous n'êtes pas d'ici monsieur, vos chaussures sont neuves, vos mains sont propres, vos yeux sont ouverts — et là, il voudrait lui répondre mais le musicien a relancé son archet sur les cordes et le son couvre les mots qu'il voudrait avoir dit avant de partir.


14.
Il est assis dans ce fauteuil, une petite main pâle posée sur le bras. M'aimerais-tu ? demande la voix étrangère et lui sent son cœur battre deux fois avant de pouvoir répondre. Il voudrait respirer tranquillement mais il lui faut reprendre son souffle. La petite main comme une tache blanche dans son champ de vision glisse pensive le long de sa manche, m'aimerais-tu ? demande la voix inconnue et lui de rester les yeux fixés sur les doigts fins comme des doigts d'enfant.
Répondre ? Il craint de rompre l'enchantement. Sois brave, lui dit son cœur, et tu seras libre.

Sois brave lui dit son cœur. Parle. Romps l'enchantement.
Ses lèvres sont devant lui, il se souvient du nom et le prononce enfin.
Il dit comme on rejette l'offrande du marchand de sable.
Il dit comme on secoue la neige de son manteau avant de rentrer à la maison.


Ce ne sont pas les trépassés qui viennent hanter, 
mais les lacunes laissées en nous par les secrets des autres.
Nicolas Abraham, Notules sur le fantôme.
Pour Emmanuel, in memoriam

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire