C. D. Friedrich, Rochers et arbres, crayon et aquarelle, 12 juillet 1810 (Hambourg, Kunsthalle) |
C’est un livre écrit il y a
près de cent cinquante ans en Autriche qui vient d’être traduit en français. Scènes de ma vie est un livre très
étrange. L’auteur, Franz Michael Felder est né dans un village reculé des Alpes
autrichiennes en 1823. Après la mort de son père alors qu’il était très jeune,
encore enfant, il a dû aider sa mère et sa tante infirme à survivre dans leur
petite ferme grâce à quelques vaches. Il s’est marié à 22 ans, il a perdu sa
femme à 28 ans et il est mort avant son 30ème anniversaire.
Lorsque sa femme mourut, il
décida d’écrire son autobiographie afin de lui rendre justice, de révéler au
monde qui elle avait été. Toutefois, on ne doit pas croire que jusque là il
n’ait été qu’un simple paysan : il avait déjà écrit de la poésie, publié des
articles, des discours et deux romans. Il poursuivait également une large
correspondance avec différents érudits de son temps, notamment à propos des
particularités des dialectes de sa région (il pouvait ainsi écrire et parler
dans l’allemand le plus pur comme dans divers dialectes alpins ce qui lui a
permis d’aider de son savoir les lexicographes de Berlin ou Munich dans la mise
au point des grands dictionnaires de la langue allemande de cette seconde
moitié du xixe siècle).
Mais sa vie restait néanmoins fondamentalement celle d’un paysan dans une
région misérable dont l’élevage, et la fabrication de fromage, était la
principale activité — et c’est à cela qu’il a occupé sa vie dès l’enfance.
Simplement, comme il était non seulement l’un des plus pauvres mais aussi le
plus instruit des habitants de son village, de sa vallée, l’un des rares qui
lisait les journaux publiés en Allemagne, il fut également celui qui travailla
à organiser les paysans contre les négociants en fromage des villes voisines.
Sa femme, plus pauvre encore peut-être encore que lui-même, elle aussi dans son
enfance la meilleure élève de son école, l’avait aidé dans ce combat.
L’autobiographie d’un paysan,
donc. Vingt-cinq chapitres à propos de vingt-cinq épisodes de sa vie, depuis
ses toutes premières années. Le premier épisode décisif ? Il perdit un œil
à l’âge de 4 ans à cause d’un médecin, ou plutôt d’un rebouteux, en état
d’ivresse. Comme son autre œil n’était pas bien vaillant non plus, il en devint
une sorte d’infirme, incapable de travailler comme il aurait dû puisqu’il
devait garder les bêtes dans les alpages.
Ce n’est plus que
par des lettres, qui voyageaient alors des semaines et des mois, qu’il eut de
temps à autre de nos nouvelles. Mais ces lettres étaient moins des rapports sur
notre santé, le traitement que nous subissions et son évolution, que des
discours pieusement consolateurs ne signifiant jamais que ceci : avec
l’aide de Dieu, tout pouvait encore s’arranger. La dernière de ces lettres —
datée de septembre 1840 — enjoint à mon père de venir chercher les deux malades
avant les premiers froids, et lui annonce qu’en raison d’une infection mon œil
gauche — non pas celui qu’il fallait soigner, donc — est perdu à tout jamais.
La première conséquence de cette lettre fut la naissance prématurée de mon
frère cadet, qui ne vint au monde que pour s’y faire chrétiennement enterrer.
C. D. Friedrich, La cascade, crayon et aquarelle, vers 1830. |
Le second épisode : une
vache qu’on emmène à l’abattoir alors qu’il est tout enfant. Et voilà,
lorsqu’on est paysan, on doit s’habituer à mener les vaches au boucher, lui
explique sa tante. Et cette page ne ressemble à rien de ce que vous ayez pu
lire jusqu’ici, une page sur l’attachement de l’homme à l’animal, sur la
nécessité, non, la contrainte de devoir trancher ces liens — car dans cette
autobiographie, les vaches sont des personnages essentiels au récit.
Un soir
pourtant, après une brève introduction — il était rare que j’aille droit au
fait —, j’en vins à parler de ma chère vache, qu’on avait vendue. J’exposais
tout si clairement, sus dire tant de bien du malheureux animal, et le sort
injuste qu’on lui avait fait m’oppressait tellement l’âme, que le sourire de ma
tante — si fine et si sensible d’ordinaire — me fit venir les larmes aux yeux.
Sur quoi elle pleura à son tour. Tout en m’attirant à elle de sa main délicate,
pour sécher mes pleurs, elle me dit avec une gravité inhabituelle :
« mon cher enfant ! Nous sommes tous passés par là. Je me souviens
encore de ce jour où Jakob, ton père, s’en alla pour la première fois au marché
aux bestiaux avec sa vache préférée, qui avait grandi auprès de lui. Il était
tout pâle et tremblait tellement qu’il arrivait à peine à guider la bête
indocile ».
Le troisième : Felder
aima lire dès qu’il sut ses lettres mais n’avait qu’un seul livre, La Légende dorée, dont il mit très tôt
en doute la véracité — comme il mit en doute l’existence même de Dieu vers
l’âge de dix ans, là haut dans son village autrichien et catholique, au-dessus
du lac de Constance. Comme l’instituteur lui-même n’avait que peu de livres,
l’enfant dut se reposer sur la petite bibliothèque du prêtre du village pour
pouvoir lire, et ce n’étaient que des livres de piété. En fait, les prêtres —
au village comme dans la ville voisine — rechignèrent même un temps à lui
prêter des livres, y compris religieux, parce que le garçon lisait trop et que
peut-être que le fait qu’il ait perdu un œil était le signe que Dieu ne voulait
pas le laisser trop lire : en lisant, l’enfant s’échappait de la position
dans laquelle Dieu l’avait placé. Et de fait, Felder lui-même tenta à plusieurs
reprises de se « guérir » de la lecture comme de quelque chose qui le
mettait en danger ou même, comme un défi moral, une tentative pour se ramener à
sa « place » parmi les autres paysans dans un désir égalitaire et
paupériste — n’être qu’un humble gardien de vaches. Il a ainsi réussi à fuir la
lecture pendant des semaines, voire quelques mois.
C. D. Friedrich, Brume sur le Riesengebirge, vers 1820, Munich, Neue Pinakothek. |
Le quatrième :
adolescent, il a failli se noyer dans un torrent en voulant rattraper ses
vaches qui s’étaient échappées. Il décrit cette presque noyade comme un long
épisode de délire, une sorte de rêve éveillé où nul n’a fait un mouvement pour
le sauver — à part l’un de ses amis — ce qui le confirme dans son sentiment
d’exclusion vis-à-vis de ses voisins.
Puis — le
souvenir de ce qui s’est passé m’avait quitté — ce fut comme si j’étais au
profond d’un rêve, sans pouvoir m’éveiller, et j’étais frigorifié.
« Viens, viens ! » lançait une voix tout autour de moi ; on
me tirait par les mains, par les pieds, par els vêtements. Devant moi, derrière
moi, j’entendais une rumeur, un grondement, comme d’avalanches qui dévalent. Je
me crus vraiment enseveli sous la neige et, attendant la mort avec une morne
indifférence, je ne me souciai plus que d’y prendre mes aises. Il fallait que
je sois profondément enfoui, car un poids immense m’oppressait, et j’étais
glacé de tous mes membres. […] Où étais-je ? Je commençais à regarder
alentour. Des têtes rocheuses figées me contemplaient — une eau vive courait
autour de moi, aussi large que la bande de ciel bleu qui déroulait ses méandres
là-haut.
Dans la mesure où sa vue est
très faible, l’acte même de voir est riche de plusieurs niveaux : tout
d’abord parce qu’il ne voit rien ; puis, dès lors qu’il s’éloigne de la
vallée qui lui est familière, apparaissent dans le flou de sa vision des formes
nouvelles, les silhouettes de monts, de pics et de rochers et même la forme du
plat pays de la vallée. C’est dans cette transformation du flou, du brumeux et
indistinct qu’il découvre la diversité du monde et sa richesse, et qu’il passe
d’une conscience enfantine à la curiosité de la maturité. Ce monde, la richesse
de la nature, vont lui servir de modèle pour décrire la plupart de ses
sentiments.
Il en est ainsi dans ce
paragraphe, très lyrique, qui ouvre le chapitre qui suit immédiatement le récit
de la mort de son père :
Il existe aussi
une poésie de la mort, profonde, merveilleuse ; si profonde et
merveilleuse qu’il s’en faut de beaucoup que nous la ressentions tous. Le
sommeil est l’image la plus fidèle de la mort. Mais celui qui, comme nous
maintenant, veille toute la nuit dans le petit village silencieux et enserré de
montagnes, est pareil à qui a vu ce qu’il a de plus cher périr sous ses yeux.
Son regard mélancolique s’élève et fuit le monde sombre qui, dans sa quiétude figée,
apparaît bien dur et égoïste à celui qui ne sommeille pas. Le voici seul dans
l’ombre ; mais là-haut des milliers et des milliers d’étoiles lui font
signe, l’attirent vers l’infini, et son être se dilate merveilleusement, au
point qu’il ne désire plus le vacarme du jour, ne souhaite plus retrouver
l’agitation fébrile et insatisfaite des hommes. Si le jour avec ses images
chamarrées nous montre la grandeur et la petitesse de l’esprit humain, toi,
Mère Nature, si accueillante, tu es pour le solitaire l’annonciatrice sublime
de la toute-puissance, de l’infinité du Seigneur qui maintient le monde, tu es
pour lui l’image même de l’éternité. Oh, sachez que certains que vous aviez cru
si malheureux, qui du reste l’étaient et que vous ne saviez distraire ni consoler,
qui traversaient furtifs et indifférents les plus bruyantes de vos fêtes,
pouvaient dans le silence de la nuit tombante, où plus une image de douleur, de
discorde ne retenait captif leur esprit, immerger leur souffrance dans le grand
tout, disparaître dans la mer sans rive du néant.
Autour de nous
aussi, depuis la mort de mon père bien-aimé, il faisait nuit partout.
Pourquoi ai-je pensé à Adalbert Stifter en lisant ce livre ? Tout
d’abord pour les descriptions de paysage et tout particulièrement des paysages
de montagne ; pour l’attention portée au peuple, aux travailleurs, aux
jardiniers, à leurs actions, leurs difficultés, leurs efforts ; pour la
description minutieuse de lieux aimés — je pense là à cette magnifique et
terrible nouvelle de Stifter, Cristal
de Roche (Bergkristall) et aux enfants perdus sur le glacier.
Il y a aussi une voix proche,
un narrateur très voisin : un jeune homme, solitaire, aimé de sa famille
(une famille très réduite, très modeste, pleine de fragilités) mais contraint
par la pauvreté ou par son inaptitude sociale à vivre à part, à s’éloigner des
autres — et qui finit par rencontrer l’autre en même temps qu’il rencontre
l’amour.
Un goût pour les réflexions
philosophiques, pour l’introspection, pour les digressions, pour l’auto-critique
si ce n’est l’auto-dénigrement.
En amour, le récit candide de
ses sentiments.
Felder m’a encore évoqué des
textes plus modernes et, comme j’ai beaucoup lu Thomas Bernhard ces derniers
temps, j’ai pensé à ce personnage plein de défiance y compris envers lui-même,
à ce mélange de culpabilité et de supériorité, de mépris et de séduction, à
cette sensation honteuse de la différence — à cette mise en scène de soi pour
le lecteur. La manière dont Felder se décrit n’est plaisante que tant qu’il
reste sur son enfance. Dès lors qu’il nous parle de sa vie de jeune adulte (et
il eut très jeune les responsabilités d’un adulte), il n’est plus si
sympathique au lecteur : il alterne entre le dédain et l’admiration pour
ses voisins, il s’étonne de les trouver sensibles, réfléchis, curieux quand il
discute avec eux de sujets élevés, eux qui en public se moquent de lui et
gardent leur distance à son égard. C’est ce qui explique que le livre prenne
parfois un ton amer, pris entre l’humilité et le dénigrement de soi.
Pour conclure ce
compte-rendu, je voudrais faire part de mon sentiment immédiat au moment où je
lisais : s’il avait été possible un siècle et demi plus tôt de devenir
écrivain en vivant dans de telles conditions — dans un monde reculé dont les
habitants étaient si terriblement pauvres, où les enfants devaient travailler
dès leur plus jeune âge, où l’accès aux livres était si réduit, où la curiosité
avait si peu d’occasion de se faire jour — alors la poésie, la musique, les
arts, la littérature en général peuvent encore germer dans bien des endroits
inattendus de ce monde.
Franz Michael
Felder, Scènes de ma vie, traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier
Le Lay, Verdier, 2014. Écrit en 1868, le livre n'a été publié en allemand qu'en 1907.
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